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Une science peu intégrée et peu autonome

J'ai essayé de montrer comment se construisait et comment était utilisée l'idée d'une autonomie totale de la sphère économique par rapport au politique dans certaines instances publiques, investies de fonctions politiques, mais qui fondent leur action sur le déni du politique. Tout ce travail de légitimation est adossé à la représentation d'une science économique source de certitudes et de stabilité là où la politique serait livrée aux vents du populisme, aux charmes de la démagogie, etc.

Le paradoxe le plus troublant de la science économique contemporaine est peut-être l'écart croissant entre la force de conviction affichée par nombre d'économistes professionnels au sujet de tel ou tel aspect de leur domaine d'étude et la fragilité des bases objectives sur lesquelles cette conviction prétend se fonder. Il serait facile aujourd'hui d'ironiser sur tout énoncé commençant par " la science économique dit que... ", ne serait ce qu'en lui opposant la pluralité discordante des voix des économistes réels, même autorisés par les signes les plus reconnus de scientificité (comme le " prix en mémoire d'Alfred Nobel ") et la réussite douteuse des prescriptions qui en découlent (comme la politique de " réforme " en Russie). Mais, plus profondément, le sociologue ou l'historien des sciences économiques, à la différence de celui de la physique, ou de la chimie, est confronté en économie à un fossé peu banal entre le coefficient de certitude affiché par le chercheur -ou plutôt certains chercheurs- et la dispersion empirique des prises de position scientifiques, leur caractère polémique, apparemment contingent, volatile, dépendant du contexte, etc. S'il ne fallait qu'un exemple entre mille, celui de la fameuse relation entre coût du travail et chômage mériterait d'être longuement étudié comme une de ces controverses interminables faute de preuve évidente non pas de l'intensité de la relation entre ces variables mais simplement de leur existence. Le récent rapport du Conseil d'analyse économique sur " Lutte contre le chômage. Les réussites en Europe", qui fournit sans doute le meilleur état récent des débats scientifiques sur la question, est à cet égard exemplaire. Cette relation qui est au c&brkbar;ur aujourd'hui de l'opinion établie des milieux dirigeants (économiques, politiques, administratifs, etc.) ne peut, au mieux, se prévaloir que de très faibles coefficients de corrélation et soufre d'exceptions et de contre-exemples nombreux.

Face à ce paradoxe d'une certitude sans fondement solide, plusieurs stratégies argumentatives sont utilisées couramment et sont autant de systèmes de défense, au sens de Freud. La première consiste à nier cette diversité en affirmant que la " grande majorité " des économistes s'accordent sur la définition des principaux concepts de la discipline, ses principaux " résultats théoriques ", sur les " faits stylisés " essentiels de l'histoire économique, voire sur les meilleures mesures qu'un gouvernement peut prendre en matière économique (essentiellement aujourd'hui, une conjonction de déréglementation des marchés, de démantèlement des normes sociales, de réduction de la place de l'Etat et des services publics dans les économies). Cette argumentation traite les objections potentielles comme autant de bizarreries marginales appelées à disparaître. Qu'il existe encore des économistes marxistes, voire keynésiens (mais " de moins en moins "), étonnera autant que la persistance dans les sociétés développées des croyances en l'alchimie ou en la parapsychologie. Or, ici encore, on fait fi de toute preuve statistique alors même que plusieurs éléments contredisent les évidences du sens commun : la variabilité des orientations théoriques ne décroît pas de façon sensible ; plus que jamais l'enseignement de la théorie économique néoclassique orthodoxe est soumis à de fortes critiques émanant des étudiants et des enseignants ; plus que jamais, certains des plus grands économistes, comme Maurice Allais ou Edmond Malinvaud, doutent de leur savoir au moment où leurs élèves l'érigent au rang de vérité révélée... Une deuxième stratégie argumentative consiste à retourner ce qui est perçu comme une critique : le sociologue ou l'historien des sciences ne sont-ils pas eux-mêmes bardés de certitudes qui ne sont nullement validées par une communauté savante intégrée et harmonieuse ? Si ce n'est pas le cas, n'est-ce pas au fond que tout ceci est " relatif ", selon le fameux topos sceptique auto-destructeur ? Mais est-ce si sûr ? Les modalités de la certitude telle que la produisent les sciences sociales (anthropologie, sociologie, histoire, etc.) sont-elles identiques à celles du savoir économique contemporain ? Le " coefficient de certitude " n'est-il pas, dans ces disciplines moins visibles, mieux proportionné à des énoncés contextualisés, empiriquement contrôlés ? Ces questions en tout cas méritent d'être posées.

On peut risquer une interprétation sociologique de ce paradoxe. La science économique doit une partie de ses propriétés à son statut de science de pouvoir, c'est-à-dire de discipline dont les énoncés fournissent à des détenteurs de pouvoir une ressource particulière. Mieux, on peut se demander si, avec la montée du capital scolaire à tous les niveaux de décision, elle n'est pas devenue la première ressource susceptible de légitimer et fonder l'exercice du pouvoir, au point que les dirigeants politiques et économiques deviennent dépendants de cette forme particulière d'autorité que procure la connaissance économique. Dans ce contexte, la science économique, comme la religion dans une période antérieure à la révolution scientifique, est l'objet d'une demande sociale de certitudes. Chaque acteur économique a ses propres croyances, résultats complexes de sa trajectoire sociale, scolaire, professionnelle. Les croyances certifiées élaborées dans le champ scientifique, aussi formalisées et ésotériques soient-elles, seraient étroitement connectées, reliées même, à celles d'acteurs sociaux profanes.

Plusieurs observations semblent confirmer ce fait. Les prises de position scientifiques des économistes varient selon les pays et les périodes, en fonction de l'histoire politique, économique de ceux-ci et du statut qu'y occupe la science économique. Au début des années 1980, les économistes français étaient beaucoup plus keynésiens que ceux des pays anglo-saxons. A l'intérieur d'un champ national, les prises de position sont dépendantes du degré de proximité avec le monde de l'entreprise, avec l'Etat, du statut des chercheurs, de leur origine sociale. Les affinités entre un étudiant en économie et une théorie, même la plus abstraite, sont indissociables des caractéristiques sociales de cet étudiant (origine socio-professionnelle, sexe, parcours scolaire...). C'est ainsi que l'on observe une correspondance, au premier abord surprenante, entre les caractéristiques des publics étudiants en économie dans une université ou une école et les orientations dominantes de l'enseignement économique qui y est dispensé. Ces relations statistiques ne sont toutefois pas compréhensibles si l'on s'en tient à la métaphore marxiste du " reflet " : elle renvoie à des processus complexes d'intériorisation des conditions objectives et d'expression intellectuelle des dispositions sociales incorporées. Les " choix théoriques " en économie sont d'autant plus dispersés que la croyance théorique repose sur un réseau de croyances sociales.

La faible autonomie de la discipline économique par rapport au monde social environnant ne signifie pas que la scientificité y serait par nature impossible à atteindre, mais que, pour y parvenir, des ruptures avec les prénotions et les adhérences sociales et historiques sont nécessaires. A mon sens, cette autonomisation signifie, à l'inverse de la voie choisie par la " science économique " surtout depuis la deuxième guerre mondiale, et implique que la science économique se tourne résolument vers les autres sciences sociales et se défasse de l'ambition normative de reconstruire le monde économique en conformité avec la théorie (quelle qu'elle soit). Une théorie économique ainsi conçue sera sans doute plus modeste, moins définitive dans ses conclusions positives ou appliquées, nécessairement historique par son objet et d'autant plus universelle dans ses résultats qu'elle aura cherché à rendre compte de réalités sociales et historiques.

Or, le paradoxe est que, précisément, la science économique réellement existante n'est pas du tout conforme à cette vision. Elle est elle-même traversée par les controverses les plus vives, les basculements historiques, le chaos même des théories (je renvoie sur ce plan aux travaux sur ce que pensent les économistes réels, tout un courant de recherche). Michel Husson montre, par exemple, dans son dernier ouvrage (qui reprend ses travaux des années 1990) à quel point les résultats économétriques réels sont décalés des usages qui en sont faits : le sociologue des sciences ne peut être que frappé par le caractère ouvert des controverses réelles en économie, le faible consensus (même sur les faits, les effets plus ou moins robustes, etc.), ce qu'on appelle après Mulkay " l'attachement aux théories " (ex. coût du travail et emploi, anticipations rationnelles...) même contre la plupart des évidences empiriques.

 
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Dernière mise à jour : 14 mai 2001
Page réalisée par Christine Potier pour Attac 15ème