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De la liquidité à l'auto-référentialité des marchés financiers

J'essaie de construire une analyse qui part de la liquidité et qui a pour enjeu d'essayer d'expliquer pourquoi les cours connaissent une volatilité extrême, pourquoi les individus sont plus intéressés par le marché que par les valeurs fondamentales et pourquoi les marchés sont autonomes. L'étape suivante est l'auto-référentialité.

Dans le modèle d'analyse de la liquidité, l'objectif d'un investisseur est de prévoir le prix de marché. Anticiper correctement le prix d'un titre demain permet en effet de gagner de l'argent. C'est une logique dans laquelle les opérateurs s'intéressent essentiellement au prix de marché. C'est ce qu'on avait constaté dans l'exemple du cambiste sur le marché euro contre dollar. Dans le monde de la liquidité, la norme centrale est le prix de marché et non la valeur. Cette logique peut être qualifiée d'auto-référentielle. Sur les marchés financiers, chaque opérateur tente de prévoir le prix de marché. Mais puisque tout le monde essaie de connaître ce prix, celui-ci est le résultat des anticipations de chacun.

Reprenons l'exemple du cambiste. Pour connaître le prix, il va s'intéresser au comportement des autres : comme il n'y a que des vendeurs d'euro, les prix baissent et il va aussi être vendeur. On peut avoir deux analyses de leur comportement. On peut penser que les vendeurs croient que l'euro est surévalué, ce qui justifierait le fait qu'ils vendent de l'euro. Ces vendeurs auraient alors un modèle fondamentaliste pour référence, mais un modèle faux. Mais la seconde analyse est beaucoup plus vraisemblable. Les vendeurs vendent parce qu'ils ne voient autour d'eux que des vendeurs. On a système dans lequel tout le monde vend parce que les autres vendent. Mais les autres vendent uniquement parce que tout le monde pense que les autres vendent. C'est cette représentation qui est le cœur du problème, parce qu'elle fait l'économie de toute idée de valeur objective. Ce qui compte, c'est simplement la façon dont les opinions se forment dans ce circuit où chacun essaie de prévoir ce qu'est l'opinion des autres.

Pour analyser cette logique très bizarre qu'est la logique auto-référentielle, on peut prendre le modèle du concours de beauté qu'a proposé Keynes dans la Théorie générale. Le placement financier est, selon lui, comme ces jeux que proposent certains journaux qui publient une centaine de photographies, et qui demandent à leurs lecteurs de trouver la plus belle, étant donné que le prix est attribué à celui qui sera le plus proche de l'opinion moyenne de ceux qui participent au jeu.

Considérons, pour éclairer la situation, un autre jeu, qui peut être qualifier d'hétéro-référentiel. Dans ce jeu là, le journal aurait choisi un jury qui aurait choisi secrètement la plus belle photographie. Les lecteurs se seraient donc interrogés sur ce qu'est le beau et ils auraient fait leur choix. Ce modèle correspond exactement à ce que représente le modèle fondamentaliste pour les marchés financiers : tous les opérateurs essaient de déterminer ce qu'est la vraie valeur à partir des anticipations sur les bénéfices des entreprises.

Dans le modèle auto-référentiel, il en va tout autrement. Pour déterminer l'opinion moyenne des autres lecteurs du journal sur ce qu'est la plus belle photographie, l'opinion du lecteur n'a aucune importance. Il est en effet absurde pour gagner le prix de choisir la photo qui nous paraît la plus belle. Il en est de même pour les marchés financiers : l'important n'est pas de découvrir la valeur fondamentale de tel titre, mais d'arriver à deviner ce qu'est l'opinion du marché. Prévoir l'opinion moyenne est plus compliqué qu'il n'y paraît dans la mesure ou les autres font la même chose. Il ne s'agit pas de savoir ce que les autres pensent être la plus belle photographie, parce que les autres se décident par rapport à ce qu'ils pensent être l'opinion moyenne. On a affaire à jeu spéculaire, comme lorsque l'on met deux miroirs face à face : chacun essaie de prévoir ce que fait l'autre, mais l'autre essaie aussi de prévoir ce que vous faites ...

L'auto-référentialité est le cœur de la logique financière. On peut montrer que dans ce type de situation, le mimétisme est une des formes de la rationalité : sur un marché, les opérateurs vont être imitateurs. Ils vont essayer de suivre les tendances, d'avoir le regard toujours porté sur les autres. L'autre conséquence importante de l'auto-référentialité, c'est le fait que les prix de marchés peuvent se déconnecter facilement des valeurs. Pour illustrer cela, je vais prendre l'exemple de la bulle internet. A cette période, les banques d'affaires, qui ont pour rôle d'aider les entreprises à émettre sur le marché leurs titres de propriété, doivent déterminer le prix des start-ups internet, c'est-à-dire le cours auquel les actions seront offertes à l'épargne publique. Comment faisaient ces banques d'affaires ? Elles utilisaient d'abord le modèle fondamentaliste parce que c'est la référence théorique de l'orthodoxie financière : elles déterminaient le prix d'émission de ces nouvelles entreprises internet en fonction des profits futurs, des scénarios de croissance du commerce électronique, etc ...

Elles arrivaient par exemple à un prix de 200$, et comparaient au prix sur le marché pour le même type d'entreprise et trouvaient un prix de l'ordre de 5000$. Le marché était en effet à cette époque complètement déconnecté et les prix qui régnaient ne pouvaient pas être analysés sur la base du modèle fondamentaliste. Qu'est-ce qu'ont fait les banques d'affaires? Elles ont aligné progressivement leur prix d'émission sur la base de l'évaluation du marché, ce qui prouve la prééminence du modèle auto-référentiel par rapport au modèle fondamental. Ce phénomène a tendance à valider les croyances des individus. Si chacun utilise pour base d'évaluation la valeur de marché, alors on affaire à un processus auto-référentiel qui conduit à un processus d'auto-validation des croyances.

Des situations auto-référentielles à l'émergence des conventions

Après la notion de liquidité, l'idée d'auto-référence me conduit à développer un troisième thème, à savoir que les évaluations sur les marchés sont des conventions. Comment est-ce que se comportent les agents dans une situation d'auto-référence ? Cette situation est très ennuyeuse dans la mesure ou l'on est toujours en train de se demander ce que les autres vont faire, et se demander ce que les autres sont en train de se demander ce que l'on est train de faire. Ce type de situation existe dans la vie de tous les jours, mais il correspond à des situations de crise, des situations ou les individus n'ont plus de repères.

Comment les groupes se sortent-ils de cette situation ? A travers les conventions. Le processus de recherche et d'exploration des croyances des autres du groupe auto-référentiel finit par des convergences sur un certain type de croyances. J'appelle ces convergences partagées par les individus du groupe, des conventions. Les marchés financiers fonctionnent avec des conventions. La dernière convention en date, c'est la convention internet. On a vu le marché fonctionner avec un discours totalement normatif, basé sur l'hypothèse que nous vivions une révolution technologique, idée pas complètement fausse, qui allait entraîner des taux de croissance exponentiels du commerce électronique, idée déjà beaucoup plus problématique. Il y avait également l'opinion selon laquelle la première entreprise à se lancer dans tel domaine du commerce électronique avait de grandes chances d'en être le leader : d'où le fait qu'on valorisait davantage le premier entrant que les entreprises suivantes. Il y avait donc un certain type de conventions qui structurait l'évaluation financière.

On peut alors analyser la logique financière comme une structuration en étapes, où, il y a une stabilisation plus ou moins grande autour de conventions. Et puis il y a des anomalies qui apparaissent, qui deviennent de plus en plus frappantes et qui aboutissent à des destructions de conventions : c'est ce qu'on a vu en Asie du Sud-Est en 1997.

En conclusion, ce type de concept permet de résoudre le problème que je m'étais fixé au départ, c'est à dire qu'il nous donne la théorisation d'une communauté financière autonome, puisque c'est elle qui produit ses conventions. Cette communauté produit des normes, et une représentation du futur qui va avoir des effets de coordination importants. Ça devient un lieu primordial. Pour monter jusqu'où s'étend l'influence des normes produites par la communauté financière, on peut reprendre l'exemple de la chute de l'euro par rapport au dollar. Un acteur économique privé non concerné par l'évolution du cours de l'euro, ne devrait, a priori, ne pas tenir compte de la crise de l'euro. Le fait que les représentations produites par la communauté financière sont devenues des représentations socialement partagées, tout à fait diffusées, peut amener cet acteur à modifier son comportement en extrapolant les conséquences de la chute de l'euro sur son activité : s'il y a une crise de l'euro, cela peut entraîner des problèmes d'inflation, de croissance, et donc entraîner pour cet acteur totalement localisé et isolé dans l'espace économique, des réactions du type « je vais me mettre à stocker, ou je vais augmenter le prix », etc ...

Il peut donc y avoir des effets globaux et significatifs sur l'économie qui passent à travers ces effets de représentations financières collectives. Ce constat valide mon discours, dans le sens où la finance est vraiment le stade le plus fort de ce rôle des représentations dans l'économie et dans la société. Les économies de marchés financiers propagent des conventions et des représentations qui ont des effets extrêmement puissants sur les comportements des acteurs économiques et des groupes humains, comme on a pu le voir dans le cas de la bulle internet. On mesure mieux la force de cette contrainte normative à travers les sanctions et les effets de réputation que subissent les individus qui s'écartent de la norme du moment. C'est le cas en 1929, comme cela l'a été récemment. Ceux qui ont continué à avoir un regard critique sur la nouvelle économie étaient vus comme des gens manquant d'imagination, parce que l'on nous promettait quelque chose de radicalement nouveau. Cette euphorie des marchés financiers à propos d'une ère économique nouvelle n'est d'ailleurs pas nouvelle, comme l'on fait remarquer les esprits critiques : les chemins de fer, l'électricité, la micro-informatique, etc ...

Dans ces périodes d'euphorie, les valeurs fondamentales n'ont aucun impact, comme le montre l'exemple du fabricant américain de jouets Toys'R'Us et son concurrent e-Toys, start-up spécialisée dans la vente de jouets par internet. La première réalisait un chiffre d'affaire de 400 fois celui de la seconde, connaissait bien le métier et réalisait des bénéfices importants alors que la seconde faisait des pertes. Quand on regardait l'évaluation des marchés financiers, la capitalisation boursière de e-Toys représentait quatre fois celle de Toys'R'Us. Avant cette expérience, j'avais du mal à être aussi radical sur le fait qu'il n'y avait aucun effet des fondamentaux sur l'évaluation. Avec cet exemple, on a un cas d'école. Si on arrive à justifier un tel exemple, alors on peut justifier n'importe quelle évaluation financière. Au nom de quoi peut-on justifier cela ? Au nom du futur, au nom du fait que demain il n'y aura que du commerce électronique ! Dans ce cas là, vous me prenez, moi, face à Vivendi, et vous me dites que je serai le roi du monde, et je vaux 1 milliard de fois plus que Vivendi : à ce moment-là, tout est permis, même les choses les plus absurdes! La preuve, c'est que e-Toys a fait faillite.

 
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Dernière mise à jour : 12 novembre 2001
Page réalisée par Roland Vergnioux pour Attac 15ème