Retour Attac Paris 15
précédente | suivante
Sommaire
format rtf | ps

A T T A C France

Paris 15e arrondissement

Retour Attac France
Economie > Fonctionnement

Pouvoir de la finance et viabilité du régime d'accumulation

Orléan s'écarte, me semble-t-il, de Keynes chaque fois qu'il cherche les conditions de ce krach plus dans le fonctionnement intrinsèque des marchés et leur autoréférentialité que dans les conditions macro-économiques engendrés par les prélèvements faites par la finance sur la richesse sociale. L'intérêt qu'André Orléan porte au fonctionnement des marchés financiers- on peut même dire sa fascination - sont tels qu'il finit par se laisser prendre au piège. Il fait à certains moments comme si l'analyse du régime d'accumulation actuel et de sa viabilité, de même que l'interprétation des crises économiques et financières des années quatre-vingt-dix, pouvaient être ramenées pratiquement aux seuls problèmes de l'auto-clôture des marchés financiers et aux phénomènes de myopie qui en résultent. Lorsque André Orléan constate qu'il y a une " incomplétude radicale de l'ordre financier, une incapacité de sa part à s'autoréguler et à produire des références stables et pertinentes qui permettraient un développement équilibré de l'accumulation" (page 254), on se demande s'il n'est pas en train de nous suggérer que si les marchés financiers n'étaient pas myopes et toujours enclins à des "sur-réactions", le régime d'accumulation dominé par la finance serait viable. Force est de poser la question. On est surpris de voir André Orléan, emporté par sa recherche sur les comportements des marchés, soutenir que la crise mexicaine et les crises asiatiques auraient été avant tout des exemples de "causalité inversée, qui va de la finance aux fondamentaux, à travers laquelle les conventions financières se voient partiellement autoréalisées" (page 158). Or si la rigidité intrinsèque aux conventions dont les investisseurs s'emparent pour étayer leurs stratégies de placement les pousse à réagir de façon brutale et " excessive" ("markets always over-react" constatent tristement les spécialistes après chaque effondrement des marchés des changes et des titres de toute sorte), de sorte qu'ils provoquent l'effondrement du système de crédit, ce qui déclenche la récession tout de suite, qu'ils et ne sont pas loin d'emporter le système financier tout entier, la crise n'est jamais dans sa genèse seulement financière. C'est aussi une crise "réelle". Au Mexique, les "fondamentaux" étaient passés à l'orange puis au rouge depuis des mois. Seule la "myopie" confortée par la convention ont conduit les investisseurs à l'ignorer, plus le fait de savoir qu'ils pouvaient à tout moment faire retraite vers Wall Street où la liquidité leur est garantit autrement sérieusement.

On est d'autant plus pris à contre-pied que le chapitre IV s'ouvre par une définition des enjeux macro-économiques et macro-sociaux qui est d'une clarté et d'une force très grandes : " Le marché de la dette est la représentation théorique de ce rapport de forces entre créanciers et débiteurs. (....) Le taux de l'intérêt exprime l'intensité de ce rapport de forces et, par conséquent, la capacité du pouvoir créancier à s'approprier par ce biais une partie de la richesse créée par les entreprises et les salariés. Mais le créancier peut exiger plus : il peut demander à participer au contrôle de l'entreprise ; il peut prétendre à un partage de la propriété même du capital. Ce faisant, le pouvoir abstrait de l'argent se transforme en un pouvoir effectif sur la production, sur l'investissement et sur le salariat.(....) La question qui doit être posée est celle de l'efficacité d'une telle transformation : le pouvoir créancier a-t-il les compétences requises pour mener à bien cette transformation ? Est-il apte à assurer le développement régulier de l'activité productive ? (page 194).

Orléan cherche la réponse à ces deux questions dans la nature des mécanismes par lesquels "le pouvoir abstrait de l'argent" parvient à se transformer "en pouvoir effectif sur la production" ? Ces mécanismes sont ceux de " l'évaluation publique par le marché", ainsi que de l'ensemble de routines mises au point depuis dix ans pour permettre à " l'actionnaire minoritaire" -- qui n'est pas le " petit porteur ", mais le fonds de placement puissant (Fidelity, Calpers, Scottish Widdows), "minoritaire" parce que ne possédant "que" deux ou trois pour cent du capital d'un groupe industriel donné -- de pouvoir néanmoins surveiller la gestion de ce groupe jusque dans le détail. Un actionnaire "minoritaire" de ce type (le grand gestionnaire du fonds) est très certainement "apte" à maximiser la "valeur actionnariale" de son portefeuille, ainsi que les résultats de sa gestion comme "bon" gérant financier. Mais son "aptitude" s'arrête là. Il n'est pas "apte à assurer le développement régulier de l'activité productive". Sur ce point André Orléan nous offre essentiellement une bonne synthèse des recherches critiques faites sur les conséquences du "corporate governance" et de la "valeur actionnariale" depuis quelques années. Il présente les résultats d'un certain nombre de recherches menées en économie industrielle (celles de François Morin par exemple) et en économie de la technologie (Lazonick et O'Sullivan). Il le fait très bien, avant de dire, à l'instar d'un certain nombre d'autres chercheurs critiques, qu'on peut avec la corporate governance, "parler d'une "financiarisation de l'entreprise" au sens où on redessine l'organisation interne pour qu'elle se plie aux contraintes de la rentabilité boursière. On assiste à une soumission de la production aux principes de la liquidité financière : l'autonomie du capital comme immobilisation pourrait être totalement réduite et subordonnée à la liquidité (page 216).

Orléan présente ensuite, également fort bien, les éléments essentiels relatifs à l'internationalisation du système du "corporate governance", mais il n'en tire pas de conclusion quant au degré d'internationalisation du régime d'accumulation "financiarisé" et à la nécessité de dire que, sous certaines formes, il est bel et bien mondialisé. C'est là quelque chose que j'ai estimé indispensable de faire, et cela précisément en raison de la "globalisation financière". Il m'a paru en effet difficile de considérer celle-ci comme une "aventure obligée" (Aglietta, Brender et Coudert, 1990), dont les impératifs s'imposent de façon contraignante à tous les pays, et ne pas faire l'hypothèse que la globalisation financière serait l'élément constitutif central d'un régime d'accumulation fortement différencié et surtout hiérarchisé, mais mondial par la force des impulsions projetées à partir du coeur du système *. L'ensemble est ordonné autour des trois pôles de la Triade, mais dans des conditions où les États-Unis en sont le pivot, ainsi que le lieu où naissent les phénomènes les plus contraignants (régime de taux d'intérêt réels positifs, pouvoir des actionnaires, etc.) auxquels les autres pays sont alors confrontés.

L'absence d'une référence forte aux dimensions systémiques mondiales de "l'accumulation financiarisée", explique peut-être pourquoi André Orléan ne parvient pas réellement à donner une conclusion nette à cette partie de son travail, pourtant fort bien documentée. Le lecteur sort convaincu que les marchés financiers ont une influence croissante sur l'orientation des décisions des groupes industriels et que le pouvoir actionnariale modifie le partage du profit, mais l'auteur ne lui fournit aucun élément de conclusion -- même à titre d'hypothèse supposant que des recherches complémentaires soient engagées -- sur des questions aussi cruciales que le niveau et le rythme de l'investissement, le taux de croissance ou le niveau de l'emploi. Les observations qui sont faites à divers endroits relatives aux Etats-Unis, notamment sa capacité d'attirer sans discontinuité les liquidités ("l'épargne") qui préfèrent se placer à Wall Street plutôt que de s'investir dans la production ailleurs dans l'économie mondiale et qui renforcent en permanence les tendances haussières des cours, ne sont pas intégrées dans une vision unifiée de l'accumulation financiarisée comme étant, par bien des aspects, un processus mondialisé.

Pareillement, après avoir posé la capacité de la finance "à s'approprier une partie de la richesse créée par les entreprises et les salariés" et à affaiblir les possibilités d'action des Etats par le mécanisme de la dette publique, il est indispensable de s'interroger sur les conséquences que ce transfert de richesses va avoir sur les différentes composantes de la demande effective, ainsi que sur le rythme et le contenu de l'accumulation. Car qu'est-ce que la Théorie générale si ce n'est une théorie de l'équilibre de sous-emploi résultant de l'insuffisance structurelle de la demande effective et de la polarisation de la richesse, du pouvoir d'achat et du bien-être, dans un contexte de domination des marchés financiers ? Si l'on veut pousser la critique du régime d'accumulation "financiarisé" à son terme, en établir l'absence de viabilité comme système mondialisé et cerner les conditions très particulières de son fonctionnement récent comme régime de croissance pour les Etats-Unis, il faut s'attaquer à l'analyse des conditions et des limites du "bouclage macro-économique" propre à ce régime. Il faut commencer par dire à quel niveau d'emploi et de salaires, pour combien de temps et pour combien de pays au monde, la demande des rentiers (catégorie qui inclut les anciens salariés bénéficiaires des fonds de pension par capitalisation), couplée avec les "effets richesse" dérivés des plus-values financières acquises sur des marchés continuellement haussiers, pourrait assurer un équilibre de croissance minimale en dehors de quoi la "la rationalité autoréférentielle" des marchés financiers reste suspendue en l'air et marche droit vers le krach boursier. Le très grand mérite d'André Orléan est de nous permettre de poser ces enjeux théoriques et politiques de façon beaucoup plus claire qu'avant. Les "manques" de son livre se transforment ainsi en autant de chantiers ouverts à tous les participants et lecteurs de l'Année de la Régulation.


* Je me permets de renvoyer ici à la seconde édition de La mondialisation du capital, Editions Syros, 1997, ainsi qu'à un article, L'émergence d'un régime d'accumulation à dominante mondial à dominante financière, La Pensée, n° 309, janvier 1997. Une actualisation de ma présentation se trouvera dans Chesnais F. et Plihon D. (coord.), La finance contre la croissance, Editions Syros, à paraître au premier trimestre 2000.

 
retour en haut 
site Attac
Dernière mise à jour : 14 mai 2001
Page réalisée par Christine Potier pour Attac 15ème